A la poursuite du thon rouge d'octobre




Ce jour là, c'est la dernière sortie de la saison, et c'est un jour à thons, donc direction le grand large, où je retrouve les copains du ponton, mais qui, eux, ont des vedettes et sont là depuis au moins deux heures à tourner sur des chasses.

Certains ont déjà "tapé", c'est l'euphorie, je rentre dans la danse, l'adrénaline coule à flot; trois lignes derrière, toutes voiles déployées et hors bord à fond, je fonce à 6 noeuds avec le Deixon vers les mouettes sycophantes, on s'entrecroise, on se signale les bons coins à la radio, on se régale, sans succès pour l'instant, mais pas grave il y a du carburant dans les bidons, le vent est assez bon, c'est la fiesta des grands jours, il faut en profiter.

Mais à un moment le temps se dégrade, la pluie arrive, la mer se lève rapidement, il vaut mieux lever le camp, les copains seront au port dans une demi heure, moi ça devrait être dans deux heures, allons-y.

Sauf que ce n'est plus le même vent, il a tourné et il a forci, je vais devoir aller contre lui et contre la houle qu'il lève, et là çà va être moins drôle.

Au moteur en cap direct, ce n'est même pas envisageable, c'est obligatoirement à la voile, aidée éventuellement par le moteur pour faire un meilleur cap, mais de toute façon au près, pas dans la bonne direction, et avec un seau d'eau dans la figure à chaque vague.

Le vent atteint parfois 35 noeuds, J'ai enfilé la tenue de quart, elle semble efficace, mais la pluie cingle et chaque goutte fait mal, en fait les seaux d'eau de mer sont agréables car par contraste l'eau semble tiède sur le visage.
Le cap direct vers la grande Motte étant impossible, au mieux ce sera Sète; bon, pas grave, il suffira de supporter ça pendant trois ou quatre heures. Coté bateau; pas de problème, il est sûr dans ce type temps et j'ai prévu ce genre de situation depuis longtemps: ne pas s'affoler, aller vers le port le plus facile, et une fois arrivé, sortir la carte de crédit pour manger chaud, dormir dans le bateau, et en reparler le lendemain. Il suffit donc de tenir le temps qu'il faut.


Sauf que, dans la précipitation du départ, je n'ai même pas remonté les lignes; et bien sûr, en cours de route il y en a une qui part!

Là, tout de suite, on sait que ce n'est pas un maquereau qui est au bout, ça va être sportif, et c'est sportif, il faut d'abord ralentir le bateau, pas facile de tomber une grand voile dans le mauvais temps, ça prend du temps; pour le génois, c'est plus gérable, il est à enrouleur, mais dès que c'est fait, la bête vicieuse, sentant qu'il y a du louche, cesse de tirer et se met à doubler, il faut ré-accélerer, sinon, c'est la ligne dans la quille, et la perte du combat. Et de relancer le génois; bref le ballet est parti pour durer, c'est à qui se fatiguera le premier. La bête a le muscle pour elle, moi, j'ai la haine de ce vent qui me cingle, des copains bien au chaud au port devant leur apéritif, du bredouille si j'abandonne; il n'y a pas d'alternative, la bête doit payer pour tout ça.

J'arrive régulièrement à la rapprocher du bateau, mais ma compagnie ne la tente pas, ma vue à chaque fois lui donne un sursaut d'énergie, et c'est reparti pour un tour, à me reprendre ces tours de moulinet si durement gagnés.
Enfin, après plusieurs tergiversations, elle est là près de la coque et accepte d'y rester, mais en bas d'un bastingage qui monte et descend allègrement dans des vagues qui font maintenant leur bon mètre de creux; dans ces conditions va attraper une bête fuselée et glissante qui monte quand tu descends!
Finalement c'est à la gaffe que ça finit, dans le creux de la vague je la passe sous le ventre de l'animal, et la vague en me remontant fait le reste du travail; et hop dans le bateau!

Et là, ça recommence, car pas content le thon! ce sont des coups de queue à tout va; tout en prend, le panier de pêche vole d'un bout à l'autre, les lignes se mélangent aux cordages, je monte à l'abri sur les sièges, le sang (le sien) vole de tous les cotés, heureusement la pluie et les embruns nettoient en même temps, de toute façon, je ne vois plus rien, parce que vue la longueur du combat, la nuit en a profité pour tomber au passage.

La bête m'octroyant un répit, je cherche les lumières de la cote à dix kilomètres de là, heureusement on les voit, mais même si on ne les voyait pas, la navigation dans ce secteur est simple: on va le plus possible vers le nord, et Le petit thon rougequand on a trouvé la cote, la seule question est de savoir si le port est à droite ou à gauche.
Et cette cote, je la trouve quelques heures après du coté de Frontignan.

Il faut savoir que le mauvais temps était dû à une belle tramontane, et que dans ce cas, plus on se rapproche de la cote, moins il y a de vagues, et que le problème en fait, ce sont les vagues, pas le vent. Du coup, une fois à l'abri de la cote, le retour au bercail est un plaisir comparé à ce qui a précédé, d'autant plus qu'il faut aller vers l'est, donc avec un vent portant.

Six mois après, à la reprise du printemps, je croise une connaissance sur les quais; "dis donc, il parait que tu as sorti un thon?"
Des années après, les copains du ponton me parlent encore de temps en temps de ce jour là et du temps que j'y avais subi.

L'affaire avait marqué les esprits.


Le mien aussi!

 

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